Le professeur de finance Roland Gillet souligne que la guerre en Ukraine et la sortie des mesures anti-crise des banques centrales se combinent pour créer davantage de volatilité sur les marchés. "Un effet d'emballement n'est pas à exclure.
Les marchés financiers sont particulièrement chahutés depuis le début de l'année. Avant cette guerre dramatique en Ukraine, c'est le changement de cap de la politique monétaire des banques centrales qui avait provoqué le décrochage des indices boursiers. Roland Gillet, professeur de finance à la Sorbonne à Paris et à l'ULB (Solvay), n'hésite pas à parler d'heure de vérité sur les marchés financiers. Les banques centrales s'apprêtent à sortir de leurs politiques d'achats d'actifs et parfois d'une situation de taux d'intérêt négatifs, ceci dans le contexte d'une inflation grandissante et d'un conflit armé déclaré sur le sol européen.
"Il est clair que le facteur géopolitique augmente la prime de risque, et ce davantage sur les actifs les plus à risques, comme les actions. Ceci intervient à un très mauvais moment puisque la nervosité était déjà perceptible en raison du changement de cap qui a été annoncé par les banques centrales. Les deux effets viennent donc se combiner pour créer encore davantage de volatilité sur les marchés. Et un effet d'emballement n'est pas à exclure, puisque l'on ne connaît pas encore l'impact exact à plus long terme de cette guerre en Ukraine sur les cours des matières premières, avec au premier plan l'énergie."
La Banque centrale européenne (BCE), qui dit étroitement surveiller l'impact économique et financier de la situation en Ukraine, se réunit le 10 mars et la Federal Reserve (Fed) américaine les 15 et 16 mars. La sortie des mesures anti-crise des banques centrales pourrait provoquer de sérieux remous. Car on peut parler d'un grand basculement, de la fin d'une époque. Face à une inflation qui se réveille de manière abrupte et à une sortie progressive de la crise du Covid-19, les banques centrales s'apprêtent à relever progressivement leurs taux d'intérêt directeurs qui se situent toujours à des niveaux planchers. Mais d'abord et surtout, elles vont arrêter d'acheter des obligations d'État, cette politique non conventionnelle dite de QE ou d'assouplissement quantitatif.
"C'est certainement le début d'une période de vérité", avertit Roland Gillet. "C'est une expérience totalement nouvelle. Par le passé, on n'avait jamais expérimenté à une telle échelle la mise en place de mesures pour relancer l'activité et financer les dépenses publiques. Dès le départ, on savait que la sortie de ces mesures serait délicate. Cette fois, nous y sommes."
Roland Gillet remonte le fil des événements. Tout part des États-Unis. "Ils sont en avance dans le cycle économique, les plans de relance y ont été en général plus importants et l'inflation y est également plus élevée qu'en Europe", explique-t-il.
N'oublions pas non plus que l'Amérique a été une pionnière en matière du gonflement du bilan de la banque centrale bien avant la Banque centrale européenne (BCE). Et si les USA n'ont pas connu de taux d'intérêt négatifs comme en Europe, on peut toutefois remarquer que si l'on jette un œil aux taux d'intérêt réels (inflation déduite) des deux côtés de l'Atlantique, on se situe aujourd'hui quasiment au même niveau de -5% (taux à 10 ans de 1,9% et inflation à plus de 7% du côté américain et taux à 10 ans allemand de 0,2% et inflation de plus de 5% du côté de la zone euro).
Le professeur de la Sorbonne félicite au passage Jerome Powell, le président de la Réserve fédérale, pour sa conférence de presse à la fin janvier. "Powell a cette fois été très clair. Il a indiqué qu'il fallait regarder le marché de l'emploi qui est déjà bien tendu et les chiffres élevés de l'inflation qui restent à la hausse. Conclusion: c'est le moment d'agir pour la banque centrale avec deux annonces bien distinctes même si elles sont complémentaires. Premièrement, la Fed va arrêter ce mois-ci son programme d'achat d'obligations. Cette fois, ce sera bien fini, elle n'effectuera donc plus d'achat net de titres sur les marchés. Elle continuera cependant à reconduire les achats d'obligations arrivant à échéance sur son bilan. On n'est donc pas encore dans une véritable phase de rétropédalage. Deuxièmement, Powell nous annonce que les taux directeurs de la Fed vont être relevés cette année. Et le marché table désormais sur quatre ou cinq hausses des taux directeurs, dont la première en mars."
"Dans son discours, Powell a bien manœuvré. Il n'a pas mélangé les taux courts qui sont du ressort habituel de la banque centrale et les taux longs qui sont appelés à être désormais davantage dictés par les marchés. C'est là un changement radical. Les taux longs vont progressivement revenir à un niveau plus normal, celui qui existait en l'absence des mesures non conventionnelles." Ces mesures avaient été déployées par les banques centrales depuis la crise financière de 2008 et ont été encore amplifiées lors de l'arrivée du Covid-19.
"Les banques centrales ont en réalité complètement aseptisé les marchés obligataires", constate Roland Gillet. En d'autres mots, elles ont réussi à piloter les taux longs vers le bas en acquérant quasiment toute la nouvelle dette émise par les États, comme ce fut le cas de la BCE. "Le marché obligataire secondaire a pour l'essentiel été administré et donc faussé par l'action des banquiers centraux. À tel point que les taux sont largement tombés en dessous d'une rémunération normale pour l'investisseur. Ils sont même tombés en négatif, une aberration dans toute logique d'investissement et dans l'histoire économique."
Or Roland Gillet le répète: les banquiers centraux n'ont pas pour vocation d'acheter en masse la dette publique des États, leur rôle est de gérer principalement les taux de court terme et de conserver le pouvoir d'achat de la monnaie avec un objectif d'inflation de 2% à moyen et long terme.
Dans la zone euro, Christine Lagarde semble également prête à relever les taux directeurs cette année, même si la situation ukrainienne complique les choses. "Le moment crucial sera l'arrêt effectif du QE de la banque centrale. La BCE va agir avec quelques mois de retard, voire davantage, par rapport à la Fed. On sent que le mouvement se précise. Et le ver était dans le fruit. Le ver, c'était les mesures non conventionnelles et le fruit, les dettes publiques et la manière de les absorber."
"Les investisseurs vont sans doute exiger prochainement des taux de rendement qui s'ajustent aux anticipations d'une inflation plus élevée que ces dernières années mais aussi à un risque de crédit plus discriminé", dit encore Roland Gillet. Ces dernières semaines, des tensions sont d'ailleurs déjà apparues sur les taux de rendement italiens et grecs.
Une hausse des taux risque en tout cas de créer des effets en cascade. "Pour les banquiers et les assureurs, cela pourrait impliquer des moins-values en 'mark-to-market' sur leurs portefeuilles d'obligations. Une hausse des taux longs risque de toucher les pays plus fragiles comme l'Italie qui pourrait faire face en plus à une montée des crédits douteux."
Reste à voir si les banques centrales ne vont pas temporiser, compte tenu de la guerre en Ukraine qui risque de peser sur l'économie européenne et sur la confiance des consommateurs et des entrepreneurs. "D'un côté, une hausse des taux directeurs serait d'autant plus justifiée si l'inflation anticipée vient encore à augmenter, notamment aux États-Unis. Mais de l'autre, si les perspectives de croissance économique devaient se dégrader, les banques centrales pourraient être effectivement enclines à adapter leur calendrier d'arrêt des achats d'actifs et de remontée des taux directeurs. Les États sont, pour beaucoup, tellement endettés que les banques centrales ne souhaiteront sans doute pas prendre de risques avec la croissance enfin recouvrée. Et ceci afin de ne pas casser la dynamique de soutien à l'économie et de financement des États à laquelle elles ont pris part depuis des années."
ur les marchés boursiers, les remous sur les taux d'intérêt et la guerre en Ukraine ont provoqué des baisses de 7 à 8% des grands indices américains et européens depuis le début de l'année. Mais Roland Gillet tient à relativiser. "Celui qui a investi avec sang-froid devrait pouvoir supporter une baisse de 10 à 15% des marchés, voire davantage. Cela doit être mis en perspective après une hausse de 100% des indices américains et de 70% des indices européens depuis le creux lié à la pandémie en mars 2020. Et si on a en portefeuille des actifs de qualité et évité les segments les plus risqués (cryptoactifs, Spacs…), cela peut normalement permettre de relativiser et de faire le gros dos", juge-t-il.
Il n'en reste pas moins que c'est là un premier test d'envergure pour tous ces nouveaux (et jeunes) investisseurs qui ont découvert la bourse pendant le confinement. "Ils ont souvent gagné de l'argent trop facilement car l'ensemble du marché boursier progressait grâce à des taux d'intérêt anormalement bas. Ces nouveaux venus sur les marchés ont vite appris ce qu'étaient des gains spéculatifs rapides. Maintenant, on va mieux se rendre compte s'ils sont de vrais investisseurs capables d'absorber les mouvements de volatilité dans les deux sens. Et donc s'ils avaient bien estimé dès le départ leur véritable aversion pour le risque et leur capacité à la gérer en situation réelle."
Pour Roland Gillet, la bourse ne devrait jamais être considérée comme un jeu. "À moyen et long terme, on se rend compte de l'importance d'être davantage un investisseur averti qu'un spéculateur de grand chemin, sachant qu'il n'y a que très exceptionnellement des 'repas gratuits' en finance." Et le professeur de la Sorbonne de livrer un dernier petit conseil aux investisseurs: il est primordial de pouvoir bien dormir la nuit. "Si votre portefeuille d'actions vous empêche de dormir, changez la composition de celui-ci plutôt que de prendre des somnifères. On doit toujours pouvoir garder la tête froide et bien posée sur les épaules afin de prendre de sages décisions dans les périodes d'agitation sur les marchés."
Les phrases clés:
- Les banques centrales s'apprêtent à sortir de leurs politiques d'achats d'actifs et parfois de taux négatifs, ceci dans le contexte d'une inflation grandissante et d'un conflit armé déclaré.
- Les investisseurs vont sans doute exiger prochainement des taux de rendement qui s'ajustent aux anticipations d'une inflation plus élevée.
- Celui qui a investi avec sang-froid devrait pouvoir supporter une baisse de 10 à 15% des marchés, voire davantage.
- Si votre portefeuille d'actions vous empêche de dormir, changez la composition de celui-ci plutôt que de prendre des somnifères.